Frère humain


Ma vie d'associale / samedi, novembre 14th, 2015

Bien sûr que j’ai la haine, bien sûr qu’il y a les larmes. Tous les symptômes consécutifs à une situation d’horreur sont restés chez moi ce matin, et ne m’ont d’ailleurs pas quitté durant la nuit.
Ouais j’ai rêvé d’innocents tués, d’enfants même, de petites filles… Je te dirai pourquoi.
Mais même dans mes rêves on m’avait pris la passion, ce n’étaient pas des cauchemars, c’était juste des rêves tristes où je me demandais pourquoi elles, et où je m’interrogeais sur mon implication, ma culpabilité.

Mon frère humain, je te tutoie parce qu’on est pareils. Tu vis là, moi aussi. Tu crois en des trucs et moi pareil. On a tous nos nuances mais notre cœur bat identiquement.
Je te le dis de suite aussi, je risque de dire des gros mots, parce que dans ces moments-là on a du mal à canaliser ses émotions, il se pourrait même que j’aie des pensées qui ne me ressemblent pas. C’est difficile de faire le tri dans tout ce bordel.
Et puis surtout, je vais beaucoup parler de moi, car c’est le sujet que je maitrise le mieux.

Mon frère humain, j’aurais pu y être, j’en connais qui y étaient, en fait j’y étais probablement, en souvenirs, en pensées et dans le cœur de ce public que je connais, de ces badauds qui me ressemblent, dans ces lieux très familiers.
Putain j’ai horreur de faire des raccourcis et des tentatives d’identifications bidons, mais là c’est tellement facile que j’ai honte de ne pas pouvoir passer à côté, j’ai honte de me dire égoïstement « heureusement que j’ai décalé mon rencard à samedi ».

Cette centaine-là était nos frères aussi, peut-être que tu en connais, moi aussi, trois. Deux sont sortis indemnes, la troisième est dans un état grave. Certains ont répondu au message de sécurité de Facebook, pas d’autres, pas encore. Et moi je n’ai pas pu le faire parce que je trouve ça con. Très utile et rassurant mais con à la fois… Tu vois ce que ça me fait ? Tu vois que je n’arrive plus à penser ?

Hier j’aurais dû aller me coucher directement après ma série, je n’aurais pas dû aller faire des trucs qui me paraissent maintenant si futiles pour mon nouveau groupe. Facebook m’a rattrapé, c’est toujours les réseaux sociaux qui m’ont avertie.
Et comme toi, frère humain, j’ai été hypnotisée. Je ne voulais pas voir mais je voulais savoir. Je n’y ai pas cru mais je devais en être sûre. j’ai jugé, j’ai attendu, j’ai rafraichi la page des sites d’informations en me disant chaque seconde que ce n’était pas possible, en pensant à moi un peu, aux amis beaucoup, à ceux-là avec horreur.
Oui oui j’ai eu la nausée aussi, et puis très froid, et puis j’ai même fumé une clope en me disant que j’allais de suite prévenir ma mère de ma présence dans le petit confort bien douillet de mon appartement. Je ne l’ai pas fait. Elle ne m’a pas demandé. Je ne suis pas sûre qu’elle sache, même maintenant.

Tu sais, frère humain que je suis professeur des écoles ?
Je n’ai pas été formée à transmettre de telles informations à 30 enfants de 9 ans… Je n’ai même pas été formée à les recevoir ces putains d’informations, regarde comme je galère déjà toute seule.

Ah. Ma mère sait. Texto : « tu es là ? » heureusement qu’elle na m’a pas demandé si ça allait, j’aurais été obligée de mentir.

On chante des chansons de paix et de tolérance avec nos classes, « Non non rien n’a changé », « We are the world », « La croisade des enfants » et putain il est où l’écho ? Ils sont où les cœurs qu’on devrait pouvoir trouver autour de nous pour continuer à pouvoir porter ces valeurs.

Je leur ai déjà annoncé un drame à ces gamins tu sais. Je leur ai déjà dit la mort. Une seule, y’a deux mois, d’une de leur camarade de leur âge. J’ai déjà transmis l’info et ai déjà pleuré devant eux. Faut le faire combien de fois pour que ça fasse moins mal ?
C’était elle dans mon rêve de cette nuit… Qui se faisait fusiller. C’est dire si ça fait tout remuer.

 

Frère humain, c’est le seul billet que je vais faire sur ce qui s’est passé cette nuit. C’est l’unique pavé qui te racontera à quel point ma blessure est ouverte, parce que c’est ridicule que je me sente blessée alors que je suis chez moi et pas là-bas. Je voulais juste te raconter que je vais gérer ça différemment de toi.

Je vais m’éloigner du monde autant que possible. Je sais qu’il y a certains côtés de ma vie où ce ne sera pas possible donc je profite de ceux où j’ai encore le choix : plus de réseaux sociaux, plus d’infos. Je vais t’abandonner un peu, frère humain, parce que ma première façon de réagir est l’isolement, j’ai trop peur de ton chagrin.
Je suis forcé de voir celui de mon équipe au boulot, et je te jure c’est déjà une épreuve. Et puis l’incompréhension des élèves…

Je m’éloigne aussi pour me préserver de ce qu’il y a après la vague de stupeur…. Tu sais frère humain, toute cette écume de sentiments haineux qui nourrissent les idéologies les plus puantes, l’amalgame, l’ignorance et l’esprit de vengeance, tout ce qui fait qu’on oublie qu’on est des frères… Tous semblables, tous dotés du même cœur.

Ne t’étonne pas si je n’en parle plus. C’est ma fuite à moi. C’est la seule façon de me sentir encore un peu humaine, en tous cas de continuer à croire qu’on est frères.

12 réponses à « Frère humain »

  1. chacun sa manière pour essayer de digérer ça… si c’est possible… courage, tous tes frères humains ne sont pas des monstres, même s’il y en a trop :-(

  2. Quand ça nous touche de près on se rend compte de l’horreur parce qu’on la touche du doigt….pourtant tous les soirs, au journal, on voit les mêmes scènes d’horreur et on s’habitue!!! je suis comme toi, envie de m’isoler, et je m’en veux de ne savoir quoi faire pour faire cesser cette haine, cet esprit de vengeance….

  3. Je sais pas comment en parler aux enfants de l’école lundi, j’espère qu’ils ne me poseront pas de questions mais aux instits.
    J’essaye de pas avoir peur , mais ça s’immisce doucement dans ma tête.

  4. Je n’avais pas lu ce billet mais même deux ans après c’est le même sentiment qui prône..
    La blessure est toujours ouverte, et plus encore quand ma fille de 16 ans m’a demandé de l’emmener là bas du côté de République, Oberkampf et qu’on a pris un chocolat au bar qui jouxte le Bataclan (Le Baromètre) … Pour savoir où c’est… Pour sa mémoire, sa culture…
    Comme un sentiment qui vous enveloppe d’une torpeur qu’on ne maîtrise pas. Ce trottoir, cette facade ne sera plus jamais la même dans nos coeurs et nos têtes.
    Merci pour ton billet.
    Nath

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